LE SACRIFICE

DANS LES OEUVRES REPRESENTATIVES DE LA CULTURE ROUMAINE
 

 

           Présent dans toutes les religions  et les cultures du monde, le sacrifice est un acte et en même temps un thème fondamental. De manière profonde, cet acte originaire - rituel de communication  avec Dieu et, implicitement avec les semblables - reflète l'économie divine dans la création, la rédemption et le renouvellement de la création.

           "L'Agneau immolé depuis la fondation du monde" (Apoc. 13:8), justement pour la fondation du monde !

           La rédemption  du monde a été accomplie toujours par le sacrifice, par la croix et la résurrection; et le passage à un "ciel nouveau et une terre nouvelle" se réalisera par l'apparition "dans le ciel du signe du Fils de l'Homme" (Mt. 24:30). C'est le signe de la crucifixion du monde ancien et de son renouvellement. Si le sacrifice, expression suprême de l'amour (Jn. 15:13), est l'acte qui unit Dieu à Sa créature, alors le lien qui unit la créature à Dieu c'est toujours le sacrifice - après la chute, le sacrifice suprême du Christ - pour  nous et avec nous : "à Dieu, on ne peut entrer qu'en état de sacrifice" (St. Cyrille d'Alexandrie).

           Ainsi, le sacrifice - attribut révélateur de la Divinité - nous présente la modalité unique et authentique de communication et affirme le divin dans l'homme créé "à l'image de Dieu" et dans la perspective d’une infinie ressemblance à Dieu.

           A ce sens, Mircea Eliade, le grand historien des religions, constate la présence d'une croyance extrêmement répandue, dont le schéma se répète partout de manière presque identique:  "Rien ne peut être créé que par sacrifice" . [1]

           Dans la spiritualité et la culture roumaine, l'idée du sacrifice comme moment culminant du culte sacré remonte jusqu'à nos ancêtres,  les Daco-Gètes. "Tous les quatre ans, relate Hérodote - ils députent comme messager auprès de Zalmoxis celui que le sort a désigne cette fois parmi eux, lui recommandant de dire à Zalmoxis ce qu'ils désirent en chaque circonstance. La députation se fait de la façon suivante: les hommes postés pour cela tiennent trois javelines; d'autres prennent celui qu'on députe auprès de Zalmoxis par les mains et les pieds, le balancent  et le lancent en l'air sur les pointes des javelines. Si, transpercé, il en meurt, ils estiment que le Dieu leur est propice; s'il n'en meurt pas, c'est lui, le messager, qu'ils incriminent, déclarant qu'il est un méchant homme; et, après avoir incriminé celui-là, ils en députent un autre. Les recommandations sont faites au messager tandis qu'il vit encore" [2] .

           V. Pârvan, historien et philosophe de l'histoire, décèle dans la structure de ce sacrifice un sens profondèment spirituel:

           "Un homme auquel on enlève la vie charnelle pour lui donner en échange la vie spirituelle, dans la grande mission de porter au ciel les prières et les voeux de sa nation, représente le plus haut sacrifice. Et ce sacrifice est tellement sacré que lorsque celui qui retombait sur les pointes des javelines ne mourait pas, cela signifiait non que la divinité, apitoyée, lui laissait la vie, mais, bien au contraire, qu'il était condamné à la mort éternelle, à la vie de la chair, étant considéré indigne de se présenter devant Elle.

           Heureux celui qui, transpercé par les lances, perdait la vie de la chair pour se réveiller à la vie éternelle, au ciel" [3] .

           Une telle croyance, selon laquelle la mort signifiait un passage - en quelque sorte "pascal" -à une vie plus haute, à la Divinité, constituait un terrain favorable à la réception du message évangélique.

           Le Fils de Dieu descend, assume la nature humaine et, par Son sacrifice, Sa mort et Sa résurrection, l'élève jusqu'à Dieu.

           C'est pour cela que la foi chrétienne, apportée ici par le Saint Apôtre André, s'est enracinée si profondèment chez les Roumains, dans une unité organique, fruit de la grâce.

           Dans une perspective paradoxale, on peut penser que même  le conflict sanglant entre l'Empire Romain et les Daco-Gètes, en 101-102, eût le caractère d'un immense sacrifice, les immolations des deux côtés étant les fondements de la naissance du peuple roumain, Mystère de la Providence !

           L'amour du Sauveur dans Sa dimension divine - "Aimez vos ennemis"  -était le "liant" de cette union de nos ancêtres, cette fois-ci les Daces el les Romains.

           C'est ainsi que prenait naissance, dans une consience "sacrificielle", un nouveau peuple, à la fois roumain et chrétien.

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           C'est dans une telle conscience et sur ce fond sacrificiel qu'ont vu le jour des oeuvres qui mettent en lumière, à travers les mots, l'être même du peuple roumain. Nous commençons notre essai en analysant deux de ces oeuvres, les plus représentatives: les ballades "Miorita" (L'Agnelle voyante), et "Mesterul Manole" (Maître Manole).  Puis nous passons à une grande personnalité de la spiritualité roumaine, le poète national Mihai Eminescu.

           Donc, "Miorita" d'abord; le sujet du poème-ballade, dont nous reproduisons en annexe le texte intégral, en version française, est le suivant: dans un cadre pastoral, sont évoqués trois bergers avec leurs troupeaux, un de Moldavie, les deux autres de Valachie. Ces deux derniers complotent de tuer le berger moldave, qu'ils jalousent parce qu'il a "plus d'agneaux,/ encornés et beaux,/ des chevaux superbes/ et des chiens acerbes".

           Leur machination est dévoilée au pâtre par une petite brébis - une "agnelle voyante" qui compatit avec son maître: "O, brébis bouclée/ bouclée, annelée". Mais, chose étonnante ! Le jeune pastoureau ne se prépare pas au combat et n'est pas du tout effrayé par la perspective de la mort et de l'acte fratricide. Serein, il regarde au-delà. Et, par la même agnelle voyante il transmet aux deux pasteurs assassins ses dernières volontés: de le mettre en terre "près de vous, mes chères", et de lui mettre son pipeau au chevet, pour qu'il continue à leur chanter et elles de pleurer en l'entendant.

           Passant à l'essentiel, le pâtre recommande à sa brébis: "De meurtre, amie/ ne leur parle mie", mais sur un ton de bonne nouvelle (cf. Lucian Blaga), dis-leur "que j'ai épousé/reine sans seconde/promise du monde" et il décrit son mariage comme la vision d'un cosmos transfiguré, où:

           "Qu’au-dessus du trône
           Tenaient ma couronne
           
La Lune, en atours,
           Le Soleil, leurs cours,
           Les grands monts, mes prêtres,
           Mes témoins, les hêtres,
           Aux hymnes des voix
           Des oiseaux des bois;
           Que j'ai eu pour cierges
           Les étoiles vierges".

           Et c'est de ce même ton qu'il veut rassurer sa mère:

           "... dis-lui, qu'au vrais
           J'avais épousé
           Reine sans seconde,
           Promise du monde,
           Dans un beau pays,
           Coin du paradis".

           Ainsi que l'ont compris la plupart des exégètes roumains, le message essentiel de ce poème consiste "non dans la volonté du renoncement, ni dans l'ivresse du néant, ni l'adoration de la mort" (Constantin Brãiloiu), mais dans la transfiguration de la mort en sacrement.

           Le poète et philosophe roumain Lucian Blaga parle même d'un "espace mioritique" dans la culture roumaine: "La mort, par le fait d'être assimilée à une noce, cesse d'être un acte biologique, un épilogue; elle est transfigurée, acquérant l'aspect élevé d'un acte sacramentel,d'un prologue. Elle est noce et la nature toute entière devient église". Et "dans la mort en tant qu'acte sacramentel et la nature en tant qu'église on voit deux visions graves et essentielles, vraiment sophianiques, de transfiguration orthodoxe de la réalité" [4] .

           Dans le même horizon divin ensoleillé, Mircea Eliade rend la perspective plus ample et considère que  "le message le plus profond de la ballade est constitué par la volonté du pâtre de changer le sens de son destin, de transmuer son malheur dans un moment de la Liturgie cosmique, en transfigurant la mort en "noces mystiques" [5] .

           Même davantage, Mircea Eliade voit dans "Miorita" "une réponse du pasteur à la terreur de l'histoire". "En apprenant ce qu'a décidé le sort, le pasteur ne se lamente pas et ne s'abandonne pas au désespoir, ni n'essaie d'abolir le sens du monde et de l'existence, en le "demystifiant" avec une rage inconoclaste et en proclamante nihilisme absolu comme la seule réponse possible à la révélation de l'absurde. En d'autres termes, le pâtre ne se comporte pas comme tant de représentants illustres du nihilisme moderne. Sa réponse est tout autre: il transmue la malchance qui le condamne à mort en un mystère sacramental majesteux et féerique qui, en fin de compte, lui permet de triompher de son propre sort" [6] , et décèle dans la vision mioritique "la conception d'un cosmos racheté" [7] . Il ne faut pas oublier, en consensus encore plus précis avec cette vision que pour le Père Stãniloae, dans "Miorita" se révèle le Christ et l'âme humaine, le pasteur représentant le Christ et la reine, le monde comme "épouse".

           Au fond, "Miorita" met en lumière la conception d'un peuple qui interprète de manière profonde et crèatrice la relation entre la Révélation et l'histoire. Ce n'est qu'à la lumière de la Révélation qu'on peut comprendre la transfiguration de l'histoire.

           Le mal est soumis au changement et il n'a pas le dernier mot. Dans l'Ancien Testament, Joseph dit à ses frères, qui avaient manigancé sa mort: "Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien: conserver la vie à un peuple nombreux comme cela se réalise aujourd'hui" (Gen. 50: 20). Et, on comprend que cette transformation s'est accomplie de manière parfaite en Christ, Celui Qui change le caractère de malédiction de la mort.

           Si Adam avait transformé le sacrifice en mort, le Christ transforme la mort en sacrifice qui conduit à une vie plus élevée, à la Résurrection.

           C'est un tel sens profond que nous révèle "Miorita".

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           L'autre poème représentatif de la création populaire roumaine est "Maître Manole et le Monastère d'Arges". Le sacrifice humain y est exprimé encore plus clairement.

           La ballade - comme on l'a remarqué (D. Caracostea) commence par un acte rituel: le Prince Noir (le Voïvode Negru Vodã), accompagné par "neuf maçons / maîtres, compagnons / et Manole dixième", cheminent au long de la rivière d'Arges pour chercher "un endroit propice" pour un monastère et découvrent, à l'aide d'un petit berger, "des murs délaissés/et non achevés": "mes chiens quand les voient / hurlent et aboient / comme s'ils pressentent / la mort qui les hante". La sacrifice est déjà suggéré.

           Une fois choisi l'endroit, les maîtres maçons conduits par Manole se mettent au travail, sur l'ordre du prince. Mais, voici qu'un phénomène à la fois tragique et enigmatique advient: "tout travail fait / la nuit s'écroulait". Le prince les menace de "les murer vivants". Inquiet, Manole reçoit en rêve un message qu'il communique à ses compagnons:

           "Chers maîtres maçons
           Et chers compagnons,
           J'ai fait, en dormant,
           Un rêve étonnant.
           Du ciel j'entendis
           Quelqu'un qui me dit:
           Ce que l'on construit
           Tombera la nuit,
           Jusq'à ce que nous
           Déciderons, tous,
           D'emmurer l'épouse
           Ou la sæur, venant
           Porter la première
           Au mari au frère
           A manger demain,
           Au petit matin".

            Les maçons consentent et jurent de garder le secret. Le lendemain, sur le chemin, la première qui apparaît est Anne, l'épouse de Manole. Le coeur déchiré, Manole implore le Seigneur d'envoyer la pluie, la tempête, le vent, pour l'arrêter. Mais elle affronte les forces déchaînées de la nature et arrive à sa destination. Manole l'embrasse et monte l'échelle, sa femme dans ses bras, en lui disant de ne pas avoir peur:

           "— Ne crains rien du tout,
           Ma chérie, car nous
           Voulons plaisanter
           Et là t'emmurer!" 

           Le mur grandit et peu à peu ensevelit tout son corps. Elle commence à pleurer, non seulement pour sa propre souffrance, mais aussi pour le petit être qui vivait en elle, pour l'enfant qu'elle portait. Emmurée, on n'entend plus que sa voix:

           "Du mur gémissant:
           — Manole, cher Manole,
           O maître Manole,
           Le gros mur m'étreint
           Et ma vie s'éteint".

           L'oeuvre est achevée et le prince y vient "faire ses prières". En contemplant sa beauté unique, il met les maçons à l'épreuve:

           "— Vous, dit-il, maçons,
           Maîtres, compagnons,
           Dites-moi, sans peur,
           La main sur le coeur,
           Si votre science
           Peut avec aisance
           Faire pour ma gloire
           Et pour ma mémoire
           Plus beau monastère ?"

            Les maîtres répondent affirmativement, qu'ils peuvent bâtir un monastère encore plus beau. Alors, le prince, faissant enlever l'échafaudage, les abandonne en haut du toit. Les maîtres se font des ailes d'echandole et s'écrasent l'un après l'autre sur le sol. Et Manole,

           "Tout juste à l'instant
           Où il prend son élan,
           Il entend une voix
           Sortir des parois,
           Une voix bien aimée,
           Faible et étouffée,
           Qui pleure et gémit...
           — Manole, cher Manole,
           Ô, maître Manole,
           Le gros mur m'étreint
           Et serre mes seins,
           Mon cher petit geint
           Et ma vie s'eteint!
           Il l'entend si prés
           Qu'il reste égaré,
           Et de la charpente
           Du haut toit en pente,
           S'écroule Manole.
           Et là où son vol
           S'écrasa au sol,
           Jaillit de l'eau claire,
           Salée et amère,
           Car dans sa pauvre onde
           Ses larmes se fondent!”

           A partir d'un fait et d'un moment historique (le Monastère d'Arges fut bâti par le  Voïvode roumain Neagoe Basarab et consacré en 1517), la ballade - qui évoque "des rituels préhistoriques" - offre une vison originaire et permanente de l'acte créateur par le sacrifice, plus directement, par le sacrifice humain. Acte créateur enraciné, comme on l'a observé, en Dieu, dans "l'Agneau immolé depuis et pour la fondation du monde" (cf. Apoc. 13:8), ou, comme dit Saint Pierre: "Sachant que vous avez été rachetés (…) par le sang précieux, comme d'un Agneau sans défaut et sans tâche, celui du Christ, prédestiné avant la fondation du monde" (1 Pierre 1:18-20). Ainsi, le paradygme de la création par le sacrifice, selon la révélation biblique, a son origine en Dieu, le Créateur. "Le Cosmos qui a pris naissance par le sacrifice primordial d'un être divin" [8] , est une croyance présente presqu'unanimement dans les soi-disants "mythes", autrement dit, dans les oeuvres littéraires archaïques. Alors, l'homme, en vertu de sa définition d'avoir été créé à l'image de Dieu et en vue de l'infinie ressemblance à Dieu, imite Son Créateur. "Le Créateur nous a créés créateurs". C'est ainsi que s'est institué et se manifeste ce fond religieux devenu commun à toute la spiritualité humaine. Et, il est à remarquer dans toutes ces expressions épiques et lyriques, que le sacrifice n'est pas rattaché uniquement à l'acte de l'expiation, donc intégré aux structures de la chute, mais que, d'une manière bien plus profonde, dépassant le cadre négatif du péché, il se trouve au fondement de la création, étant l'affirmation la plus pure de la personne humaine, de la création par le sacrifice.

           Mais, en quoi consiste le specifique de la ballade roumaine ? On a observé la présence d'une ballade similaire dans la zone du Sud-Est européen (Arnaudov, Cocchiara, Caracostea, Eliade). Mais, tandis que chez les autres peuples, il s'agissait  de la construction d'un pont (Grèce, Bulgarie), d'une cité (Yugoslavie, Bulgarie, Albanie, Hongrie) [9] , chez les Roumains, dans "Maître Manole", c'est de l'édification d'un monastère qu'il s'agit. Le sacrifice humain anime ici un temple, une église. Il y a une communion dans la grâce entre l'être humain: âme et corps - "temple de Dieu" (1 Cor. 3:16) et le temple - l'Eglise. "L'être immolé retrouve un nouveau corps: c'est le bâtiment même qu'il a rendu "vivant", donc durable par sa mort violente" [10] , Anne, l'epousé du maître, se rebâtit dans le monastère, dans l'église - épouse de l'Agneau.

           Père Stãniloae remarquait que le nom de Manole provient du nom biblique "Emmanuel", préfigurant le Christ. Avec "Miorita", cette oeuvre du peuple roumain révèle son âme dans une confession de foi dans la vérité révélée en même temps que dans la beauté sacrée.

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           De l'oeuvre de Mihai Eminescu, il y a notament un article pascal ("Si iaräsi bat la poartä" - "Et de nouveau ils frappent à la porte" - publié dans le journal Timpul (Le temps) du 12 avril 1881) [11] , dans lequel notre poète national nous offre, comme nous allons le voir par la suite, une herméneutique spéciale.

           Le message cardinal qu'Eminescu nous adresse est concentré en cette formule visionnaire: "Voilà presque deux mille ans que la biographie du Fils de Dieu constitue le livre d'après lequel grandit l'humanité". Et il précise: "Ce livre a relevé des peuples plongés dans les ténèbres... les a constitués sur le principe de  l'amour  du prochain. Dans une Europe qui, depuis la Renaissance, s'était éloignée de l'acte central de l'histoire - l'Incarnation du Fils de Dieu" - et avait orienté les consciences vers des modèles de l'Antiquité, Eminescu restaure le sens de l'histoire, authentique et profond, dans l'Evangile, dans le Christ. Il fait cette remarque profonde: "Les préceptes de Bouddha, la vie de Socrate, les principes des stoïques, le chemin de la vertu du Chinois Lao Tse, bien que ressemblant aux enseignements du christianisme, n'ont pas eu autant d'influence, n'ont pas élevé l'homme comme l'Evangile, cette simple et populaire biographie du doux Nazaréen, dont le coeur fut transpercé par les plus grandes douleurs morales et physiques et non pour Lui, mais pour le bien et le salut des autres". Dans ses propres recherches, par ses études à Vienne et à Berlin, incessamment accompagnées par ses lectures personnelles, son esprit, "dont le feu ne pouvait être éteint par toutes les eaux de la mer", il évoque dans son article les idées de grandes personnalités qui ont guidé le monde antique. Pour expliquer un peu sa pensée, nous nous permettons d'observer: Eminesscu comprenait que, bien que Bouddha fut un démolateur d'idoles, la négation du monde et de l'histoire n'offrait pas une solution réellement salvatrice pour le monde. "Le chemin de la vertu" de Lao Tse n'était qu'une "morale de la non-intervention, une mystique destinée aux sages retirés du monde. Un stoïque aurait supporté les souffrances du Christ - précise-t-il – mais il les aurait supportées avec orgueil et mépris à l'égard de ses semblables. Socrate aussi a bu le poison, mais il l'a bu avec la nonchalance caractéristique à la vertu civique de l'Antiquité".

           En comparaison à cette vision de la spiritualité antique, l'icône du Christ se révèle au poète dans toute son unicité salvifique... Et, grâce à la finesse de son esprit, il pénètre au plus profond du Mystère de la Croix: "Aucune indifférence, aucun mépris; toute la souffrance et l'amertume de la mort ont transpercé le coeur sensible de l'Agneau et, aux moments suprêmes, l'amour s'est épanoui, s'est révélé dans Son coeur, de sorte qu'Il acheva Sa vie terrestre en demandant à Son Père le pardon pour Ses persécuteurs". Dans cet acte de l'amour rédempteur se révèle la divinité du Christ et l'unicité de Son oeuvre, de Sa croix dans le monde, dans l'histoire. Inspiré justement par la contemplation du sacrifice de la Croix, Eminescu en exprime le véritable sens avec une force étonnante: "Ainsi, se sacrifier soi-même non par orgueil, non par sentiment du devoir civique, mais par amour, est resté depuis la forme la plus élevée de l'existance humaine". Le mystère de la Croix du Christ nous est ici révélé dans ses profondeurs ultimes; exister en vérité c'est exister en amour: "Dieu est amour" (Jn. 4:8). Jésus Christ, Dieu et Homme, montre au monde l'amour comme loi de l'existence, en  le révélant vivant, en tant qu'amour divin fait chair dans l'expérience tragique et sublime du Golgotha. Et cet acte révélateur s'inscrit non seulement dans un plan ethique et philosophique: "...C'est une croyance facile que par des préceptes de morale, par la science, l'homme peut devenir en quelque sorte meilleur", observe Eminescu. Lui, il pense de manière fondamentale, dans le plan ontologique de l'être de ce monde malade. Les paroles suivantes saisissent l'essence:"L'amour - dit le poète - est ce noyau de vérité qui dissout la profonde disharmonie et l'âpreté de la lutte pour l'existence qui hante la nature toute entière".

           On pourrait dire qu'un poète de l'amour ne pouvait penser et parler que de la sorte. Mais en ce cas, l'amour, principe de l'existence et de la vie, pénètre dans un sol bien plus profond et constitue la solution universelle aux grandes questions et thèmes existentiels, philosophiques, sociaux, économiques de l'époque. Proclamer l'amour, le sacrifice comme principe absolu de guérison dans un monde qui, à l' époque, prêchait, sur le plan biologique, la sélection naturelle et la lutte pour l'existence et, sur le plan social et économique, la haine et la lutte des classes!...

           "L'homme doit avoir devant lui un homme comme prototype de perfection, conformèment auquel il modèle son caractère et ses actes..." Or, "l'évolution du monde nouveau est dû au prototype de l'homme moral, Jésus Christ".

           Une question se pose, tout naturellement: quelles sont les sources théologiques qui ont inspiré à Eminescu une pareille vision ? On sait qu'en tant que bibliothécaire de l'Université, il acquisitionnait et étudiait des oeuvres des Saints Pères, comme par exemple: St. Basile le Grand, Grégoire le Théologien, Ephrème le Syrien, Macaire, Jean Damascène, Elie Miniat, Nicodème le Hagiorite, ainsi que le Kyriakodromion, homélies dominicales, les devoirs des prêtres à l'égard du peuple [12] . Tous ces ouvrages faisaient partie de ses lectures sacrées. Lorsqu'on lit chez St. Grégoire le Théologien des paroles inspirées portant sur le sacrifice du Sauveur: "Rien n'est comparable au miracle de mon propre salut. Quelques gouttes de sang ont restauré le monde; elles ont uni et réconcilié la race humaine" [13] . Ou chez St. Jean Damascène: "Le Seigneur, par Son grand amour des hommes, a pris notre nature et, par Son sang vivifiant, a anéanti la mort; de même que les ténèbres disparaissent à l'apparition de la lumière, de même la corruption est chassée par l'approche de la vie". [14] On se rend compte de l'unite d'esprit, de pensée et de sensibilité entre ces reflexions patristiques et les paroles fulgurantes du poète devant  la Croix du Christ: "Ainsi, se sacrifier soi-même non par orgueil, non par sentiment du devoir civique, mais par amour est resté depuis la forme la plus élevée de l'existence humaine". [15]

           Mais, Eminescu resta-t-il le regard tourné uniquement vers la Croix, vers le Crucifié? Est-ce qu'il y avait dans sa conscience la pensée que la mort est la parole ultime ?

           Une nuit de Pâques, tel qu'il en ressort du poème "La Résurrection", se trouvant entre "les murs noircis" de l'église, pourchassé par "l'esprit glacial de la mort", le poète contemple et écoute:

           "Une seule voix murmure les paroles de miel
           Enfermées dans les pages du vieux Evangile"

           Et puis il contemple comment:

           "Un cierge à la main, le vieillard à la barbe de neige
           Dispense aux bonnes gens l'enseignement des vieux livres
           Et leur apprend que la mort est aux prises avec la vie éternell
           Et que depuis trois jours elle a le dessus, harcelant cruellement sa proie"

           L'âme participe, vivante, et entend "une douce et profonde musique" qui "pénètre plaintive entre les sombres voûtes". Et sa pensée frémit pleine d'inquiétude et murmure: "Dieu Saint, la mort tomba en tout coin/ car elle tomba - où? - dans la Source de vie"  Mais , en  tombant  dans  la Source  de  vie, la mort ne sera-t-elle pas engloutie par la vie comme les ténèbres sont englouties par la lumière ? Il vit ce miracle dans la nuit pascale:

           "On entend sonner les douze heures... Minuit...
           Tout à coup,entre les sombres murs, la lumière jaillit...
           Le grondement des voix devient éclat de joie
           Les prêtres et la foule regardent vers l'autel
           Voir sortir du tombeau le doux Christ triomphant
           Et tous les coeurs s'unissent dans une harmonie unique
           Des chants de louange chantons tous
           Pour Toi, l'Unique           
           En T'accueillant avec des psaumes et des branches fleurie
           Prosternez-vous, nations,
           En chantant Alleluia !
           Le Christ est ressuscité des morts !"

           Et, en effet, dans l'esprit de la foi orthodoxe, il continue:

           “Par Sa mort Il a vaincu la mort
           Et Il a porté la lumière
           
A ceux des tombeaux !"

           En guise d'épilogue, je considère opportun d'evoquer deux oeuvres vivantes,  deux actes de sacrifice représentatifs pour l'âme et la spiritualité du peuple roumain.

           Il s'agit d'abord du Prince Constantin Brâncoveanu  avec ses quatre fils et de son conseiller Ionache. Le 14 août 1714, après les avoir soumis à des tortures et des souffrances inimaginables, le sultan Ahmet III et son ministre Gin Ali décident de les condamner à mort. Selon l'historien français Mignot, le mouphti avait obtenu qu'ils soient grâciés à condition que le prince accepte de se convertie à l'islam. [16] Mais le prince roumain demeura ferme dans sa foi orthodoxe et devant l'acte suprême du sacrifice, il dit: "Mes fils, nous avons perdu tout ce que nous avions en ce monde. Ne perdons pas nos âmes aussi ! Tenez-vous bien ! N'ayez pas peur de la mort. Regardez le Christ notre Sauveur, rappelez - vous les paroles de Saint Paul, que «ni l'epée, ni la mort ne le sépareront du Christ». Essuyons nos péchés par notre sang".

           Dans ce même esprit, comme un immense sacrifice, s'est accomplie la révolution Roumaine de Décembre 1989.

            Les gens qui sont descendus alors dans la rue, jeunes pour la plupart, même adolescents, ont triomphé justement par le sacrifice. Sans armes, des fleurs à la main, devant les soldats et les blindés, ils répétaient  "Vous avec des armes, nous avec des fleurs"  et confessaient sollennellement :"Dieu est avec nous !", invoquant ainsi, à la veille de Noël, le nom d'Emmanuel. Et, enfin, une parole mémorable au feu d'une révolution: "Nous mourrons et nous serons libres !". Découvrir la liberté dans la mort ! Quand on n'a plus peur de la mort, on est libre. En ces jeunes gens, la peur était morte, l'esclavage totalitaire aussi. Leur mort devenait sacrifice. Et il faut préciser: le sacrifice ne s'identifie pas à la mort, comme l'affirment certaines interprétations erronnées. Le sacrifice n'est pas la mort. Il est OUI, offrande divine; ce qu'on offre à Dieu se sanctifie devenant un nouveau commencement d'existence. La mort est NON, elle est négation, fin d'existence. La cause du sacrifice, c'est l'amour, c'est Dieu. La cause de la mort,c'est le péché, c'est le démon. Le sacrifice est conscient; la mort est le glissement dans l'inconscience.Le sacrifice est librement consenti: "le Seigneur S'en va volontiers vers Sa passion..." chante l'Eglise dans la Semaine Sainte. La mort est une contrainte, on la refuse, on ne l'accepte pas. Le sacrifice est visionnaire, regarde vers l'avenir, vers l'horizon éclairé par le Soleil de Justice. La mort ne regarde que vers les ténèbres éternelles. Le sacrifice est prophétique, il annonce la résurrection, un nouveau commencement, le Huitième jour de  la création. La prophétie de la mort n'est que le tombeau, la chute.

           Le sacrifice en Christ est le fondement d'un permanent renouvellement du monde et finalement il regarde vers "un ciel nouveau et une terre nouvelle".

           Nos jeunes, par leur sacrifice de Décembre 1989, ont réalisé une oeuvre vivante, écrite avec leur sang, révélant en Christ le sens sublime et sacré du sacrifice.

           
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[1] M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957, p. 224.
[2] Hérodote, IV, 94.
[3] Vasile Pârvan, Getica, Meridiane, Bucuresti, 1992, p. 92.
[4] Lucian Blaga, Trilogia culturii (Trilogie de la culture), Bucuresti,1979, p.176.
[5] Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan, Payot, Paris, 1970, p.243.
[6] ibidem, p. 243-4.
[7] Ibidem, p. 245.
[8] Mircea Eliade, op. cit. p. 180.
[9] Mircea Eliade, op. cit. p.174.
[10] Mircea Eliade, op. cit. p. 181.
[11] Mihai Eminescu, Opere, XII, Ed. Academiei, p. 134.
[12] M. Eminescu, Opere, XVI, Ed. Academiei, Bucuresti,1989, p. 316.
[13] Le texte traduit en français selon: Pour la Sainte Pâque: XLV, XXIX.
[14] Dogmatique, 3, XXVII.
[15] M. Eminescu, op. cit.
[16] cf. M. Mignot, Histoire de l’Empire Ottoman, vol. IV, Paris, 1773, p. 202.
 
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2. prin operele lui
3. si prin urmasi: fii sau ucenici. "

 
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